C’est ce qu’on disait. Et si même cette noire vision se révélait d’un optimisme délirant ?

Skade lui avait dit que les signatures des armes perdues avaient été détectées plus de trente ans auparavant. Les informations et les souvenirs auxquels il avait maintenant accès confirmaient son histoire. Mais on ne lui avait pas expliqué pourquoi la récupération des armes était soudain devenue une question de vie ou de mort pour le Nid Maternel. D’après Skade, c’était la guerre qui les avait empêchés de programmer plus tôt une opération de ce genre ; ce n’était sûrement qu’une partie de la vérité. Il devait y avoir quelque chose d’autre : une crise, ou une menace de crise, qui rendait la récupération des armes infiniment plus importante qu’avant. Le Sanctuaire Intérieur avait peur ? Mais de quoi ?

Clavain se demanda si Skade – et donc le Sanctuaire Intérieur – savait sur les Loups quelque chose qu’il ignorait encore. Depuis le retour de Galiana, les Loups avaient été classifiés comme une menace troublante mais lointaine, un problème dont on s’inquiéterait quand l’humanité s’enfoncerait plus profondément dans l’espace interstellaire. Et s’ils avaient reçu d’autres signaux, d’autres informations ? Et si les Loups se rapprochaient ?

Il aurait bien voulu chasser cette idée, mais il en était incapable. Pendant le restant du trajet, ses pensées tournèrent dans sa tête comme des vautours. Il les tourna et les retourna sous tous les angles, les dépouillant jusqu’à l’os. Il ne réussit à reléguer toutes ces questions au second plan que lorsque Skade lui imposa ses propres pensées.

[Nous y sommes presque, Clavain. Tu comprends bien que tout ce que tu verras ici ne pourra être partagé avec le reste du Nid Maternel ?]

Évidemment. J’espère que, quoi que vous ayez fait par ici, vous l’avez fait discrètement. Car si vous aviez attiré l’attention de l’ennemi, vous auriez pris un risque énorme.

[Mais nous ne l’avons pas fait, Clavain.]

Ce n’est pas la question. Il ne devait pas y avoir d’opérations dans un rayon de dix heures-lumière de…

[Écoute, Clavain…]

Elle se pencha en avant comme elle put, sur son siège exigu, son harnais de sécurité se tendant sur les courbes noires de son scaphandre.

[Il y a une chose qu’il faut que tu comprennes : la guerre n’est plus notre principal sujet de préoccupation. Nous allons la gagner.]

Ne sous-estime pas les Demarchistes.

[Je ne les sous-estime pas. Mais il faut voir ça en perspective. Le seul problème sérieux, maintenant, c’est la récupération des armes de classe infernale.]

Sommes-nous vraiment obligés de les récupérer ? Vous ne vous contenteriez pas de leur destruction ?

Clavain observa attentivement sa réaction. Même à présent qu’il avait été admis dans le Conseil Restreint, l’esprit de Skade lui était fermé.

[Leur destruction, Clavain ? Pourquoi, au nom du ciel, voudrions-nous les détruire ?]

Tu m’as dit que votre objectif principal était de les empêcher de tomber entre de mauvaises mains.

[Ça reste vrai, en effet.]

Alors vous devriez accepter de les laisser détruire. Ça reviendrait au même, non ? Et j’imagine que ce serait beaucoup plus facile d’un point de vue logistique.

[La récupération serait préférable.]

Préférable ?

[Infiniment préférable, Clavain.]

Puis les moteurs de la corvette se mirent à rugir. Une masse cométaire sombre, à peine visible, sortit des ténèbres. Les projecteurs du vaisseau arrachèrent des reflets à la surface, cherchant, scrutant. La comète tournait lentement sur elle-même, plus rapidement que le Nid Maternel, mais dans des limites raisonnables. Clavain estima le diamètre de la boule de neige sale à sept ou huit kilomètres. Elle aurait aisément tenu dans le cœur évidé du Nid Maternel.

La corvette se rapprocha lentement de la surface noire, glacée, de la comète, freina sa descente à l’aide de jets crachotants de flammes violettes et lança des grappins d’amarrage. Le contact fut brutal et endommagea la peau de résine époxy presque invisible dont ils avaient recouvert la comète pour en renforcer la structure.

Je vois que vous avez travaillé comme de vaillants petits castors. Et ils sont combien, ici, Skade, à faire on ne sait quoi ?

[Il n’y a personne. Nous ne sommes qu’une poignée à être jamais venus ici, et personne n’y reste jamais de façon permanente. Toutes les activités ont été complètement automatisées. Un opérationnel du Conseil Restreint vient périodiquement vérifier les choses, mais, pour la plupart, les droïdes travaillent sans supervision.]

Les droïdes ne sont pas assez futés.

[Les nôtres, si.]

Clavain, Remontoir et Skade mirent leur casque et quittèrent la corvette par le sas ventral. Ils se laissèrent tomber, par-delà quelques mètres de vide, sur la membrane époxy, où ils restèrent collés comme des insectes sur du papier tue-mouches. Ils y rebondirent jusqu’à ce que l’énergie de l’impact soit amortie. Quand la membrane eut cessé ses oscillations, Clavain décolla doucement son bras de la surface adhésive et se releva. L’adhésif était à la fois assez intelligent pour lâcher prise en cas de mouvements normaux, et conçu pour résister à toute traction assez violente pour envoyer quelqu’un dans l’espace à la vitesse de libération. De la même façon, la membrane restait rigide sous une force normale, mais subissait une déformation élastique si quelque chose la heurtait à plus de quelques mètres à la seconde. On pouvait marcher dessus à condition d’avancer assez lentement, car tout déplacement précipité provoquerait la neutralisation et l’immobilisation du sujet jusqu’à ce qu’il se détende.

Skade – bien reconnaissable avec son casque à crête – menait la marche, son scaphandre suivant sans doute un signal invisible et inaudible. Ils arrivèrent bientôt à une légère dépression sur la surface de la comète. Clavain distingua au point le plus bas de la cuvette un trou circulaire, d’un noir fuligineux, protégé par un collier annulaire.

Skade s’agenouilla auprès de l’ouverture, la membrane adhérant à ses genoux grâce à un flux capillaire osmotique. Elle frappa deux fois sur le rebord et attendit. Un droïde sortit bientôt de l’orifice, dépliant une pléthore de pattes et d’appendices articulés. On aurait dit une sauterelle de fer agressive. Clavain reconnut un modèle de droïde banal – il y en avait des milliers de ce genre, dans le Nid Maternel –, mais celui-ci se déplaçait avec une confiance et une désinvolture assez inquiétantes.

[Clavain, Remontoir… permettez-moi de vous présenter le Maître d’Œuvre.]

Ce droïde ?

[Le Maître n’est pas un simple droïde, je t’assure.]

— Maître… poursuivit-elle tout haut, passant au langage articulé. Nous voudrions entrer. Laissez-nous passer, s’il vous plaît.

Le Maître leur répondit de sa voix bourdonnante. On aurait dit une guêpe.

— Je ne connais pas ces deux individus.

— Clavain et Remontoir ont l’accréditation du Conseil Restreint. Tenez, déchiffrez mes pensées. Vous verrez que je ne suis l’objet d’aucune coercition.

Il y eut une pause pendant laquelle le droïde s’extirpa du collier et s’approcha de Skade. Il avait une profusion de pattes et d’appendices, certains terminés par des pieds pareils à des piquets, d’autres munis d’outils ou de capteurs spécialisés. La tête cunéiforme était entourée de capteurs regroupés pour former des espèces d’yeux à facettes. Skade le laissa approcher jusqu’à ce qu’il la domine de toute sa hauteur. Le droïde baissa la tête, la fit osciller d’un côté et de l’autre comme s’il balayait Skade avec ses capteurs et recula d’un pas.

— Je voudrais lire leur esprit aussi.

— Je vous en prie.

Le droïde s’approcha de Remontoir, inclina à nouveau la tête, et le balayage reprit. Il passa un peu plus de temps sur lui que sur Skade. Puis, apparemment satisfait, il alla à Clavain. Celui-ci sentit que la machine fourrageait dans son esprit, le scrapant sans ménagement et de façon systématique. Un torrent de souvenirs olfactifs, auditifs et visuels défilèrent à sa conscience en une succession rapide. La machine marquait parfois une pause et revenait en arrière, s’arrêtant de façon inquiétante sur une image particulière et passant sur les autres avec une indifférence assez désobligeante. Le processus fut heureusement expéditif, mais Clavain eut malgré tout l’impression d’avoir été dévalisé.

Le scraping s’interrompit, le torrent de souvenirs se tarit et Clavain reprit possession de son esprit.

— Celui-ci est conflictuel. Il semble avoir des doutes. Et j’en ai à son sujet. Je n’arrive pas à accéder aux structures neurales profondes. Je devrais peut-être le scraper à une résolution plus fine. Un processus chirurgical léger permettrait…

— Ce ne sera pas nécessaire, Maître, trancha Skade. Il a le droit d’avoir des doutes. Laissez-nous passer, s’il vous plaît.

— C’est complètement irrégulier. Une intervention chirurgicale limitée…

Les capteurs du droïde étaient toujours rivés sur Clavain.

— C’est un ordre, Maître. Laissez-nous passer.

La machine s’écarta.

— Très bien. Je m’exécute sous la contrainte. J’insiste pour que la visite soit brève.

— Nous ne vous retarderons pas, promit Skade.

— Ça, j’en suis sûr. Je dois aussi vous prendre vos armes. Je ne puis permettre l’intrusion dans la comète de dispositifs à haute énergie.

Clavain baissa les yeux sur les instruments accrochés à la ceinture de son scaphandre, décrocha le boser à faible champ qu’il n’avait même pas conscience de porter sur lui. Il s’apprêtait à le poser sur le sol, mais le Maître d’Œuvre fit un mouvement si rapide qu’il ne put le suivre du regard, et lui prit l’arme des mains. Clavain la vit disparaître en tournoyant dans les ténèbres, au-dessus de lui, projetée à une vitesse supérieure à la vitesse de libération. La machine désarma Skade et Remontoir avec la même désinvolture, après quoi elle fit volte-face, telle une tornade de métal dansante, et se jeta dans le trou.

[Allons-y. Il n’aime pas vraiment les visites, et il va commencer à s’énerver si nous restons trop longtemps.]

[Tu veux dire qu’il n’est pas encore énervé ?] répliqua Remontoir.

Mais c’est quoi, ce truc, Skade ? s’étonna Clavain.

[Un droïde, évidemment, mais un peu plus perfectionné que la moyenne… Pourquoi, il y a un problème ?]

Clavain la suivit, en planant plus qu’en marchant, dans le collier, puis dans une sorte de tunnel pareil à une trachée de glace compactée. Il avait à peu près oublié qu’il portait une arme jusqu’à ce qu’on la lui confisque, mais à présent il se sentait très vulnérable. À sa ceinture porte-outils étaient accrochés quelques mousquetons, des grappins miniatures, des fusées de signalisation grosses comme le pouce et une bombe de joint universel, mais rien qui puisse être utilisé comme une arme contre le droïde s’il décidait de se jeter sur eux. La chose qui s’en rapprochait le plus – à part la bombe en forme de pistolet, dont la portée n’excédait pas deux ou trois centimètres – était un piézocutter à lame courte, capable de trancher le tissu des combinaisons spatiales, mais de peu d’utilité contre une machine blindée ou même un adversaire bien entraîné.

Tu sais pertinemment que je déteste ça. Je ne m’étais jamais laissé envahir l’esprit par une machine… pas comme ça.

[Il voulait juste s’assurer qu’il pouvait nous faire confiance.]

Pendant le scraping, il avait senti l’intelligence métallique, tranchante, de la machine.

Quel est au juste son niveau d’intelligence ? Il répond aux critères de Turing ?

[Et même au-delà. Il est au moins de niveau alpha. Oh, fais-moi grâce de cet air de dégoût offusqué, Clavain. Il t’est arrivé d’accepter des machines presque aussi intelligentes que toi-même.]

J’ai eu le temps de revoir mon avis sur la question.

[Te sentirais-tu menacé, par hasard ?]

Menacé… par une machine ? Non. Ce que j’éprouve, Skade, c’est de la pitié. De la pitié parce que tu as doté cette machine d’une certaine intelligence tout en l’obligeant à rester ton esclave. Je ne crois pas que ce soit tout à fait conforme à nos convictions.

Il sentit la calme présence de Remontoir.

[Je suis d’accord avec Clavain. Nous avions réussi, jusqu’à maintenant, à nous passer des machines intelligentes, non parce que nous en avions peur, mais parce que, pour nous, toute entité intelligente devrait pouvoir choisir son propre destin. Et pourtant, ce droïde n’a pas de libre arbitre, hein, Skade ? Que de l’intelligence. L’une sans l’autre, c’est une caricature. Nous avons fait la guerre pour moins que ça.]

Quelque part, devant eux, une pâle lueur mauve soulignait la structure naturelle des parois de la galerie. Clavain voyait la masse sombre et épineuse du droïde se découper sur la source lumineuse. Il avait dû suivre leur conversation, se dit-il, les écouter débattre de ce qu’il représentait.

[Je regrette que nous en soyons arrivés là, Remontoir. Mais nous n’avions pas le choix. Nous avions besoin de cyborgs intelligents.]

[C’est de l’esclavage], insista Remontoir.

[Les époques désespérées exigent des mesures désespérées.]

Clavain scruta la pénombre violacée.

Qui parle de désespoir ? Je pensais que nous nous contentions de récupérer ce que nous avions perdu.

 

 

Le Maître d’Œuvre les guida dans l’intérieur de la comète de Skade, leur faisant marquer une pause dans une petite bulle non pressurisée ménagée dans la paroi intérieure de l’astéroïde évidé. Ils se stabilisèrent en passant leurs bras et leurs jambes dans des courroies fixées à la structure rigide de la bulle. Celle-ci était hermétiquement isolée de l’espace principal de la comète. Le vide y était si poussé que même les fuites imperceptibles des scaphandres des visiteurs auraient constitué une infraction inacceptable.

Clavain regarda dans la salle principale. La paroi vitrée donnait sur une caverne d’une taille vertigineuse, baignée par une lumière bleue fascinante. Elle était pleine de machines gigantesques, et il en émanait une impression subliminale d’activité frénétique. Pendant un moment, la scène fut presque trop complexe pour qu’il l’absorbe en entier. Clavain eut la sensation qu’il plongeait le regard dans la perspective infinie d’une peinture médiévale fabuleusement détaillée représentant les arcades et les tours imbriquées d’une cité céleste radieuse. Il croyait distinguer dans toute cette architecture des hordes d’anges aux ailes d’argent, d’innombrables escadrilles de séraphins volant dans le bleu céruléen, à perte de vue. Puis il prit conscience de l’échelle des choses et se rendit compte avec un sursaut que les anges n’étaient que des machines lointaines : des milliers de droïdes stériles qui vaquaient à leur tâche en apesanteur. Ils communiquaient entre eux à l’aide de lasers, et c’était leur multitude qui plongeait la salle dans cette lumière bleutée, frémissante, glacée. Car il devait faire vraiment froid. Clavain reconnaissait les cônes noirs des capteurs cryoarithmétiques disposés à intervalles réguliers sur les parois de la caverne : ils computaient le pompage de la chaleur provoquée par cette intense activité industrielle, qui aurait, sans cela, fait bouillir la comète.

Clavain se concentra ensuite sur la raison de tout ce remue-ménage. Il n’était pas surpris de l’existence des vaisseaux – ni du fait que c’étaient des vaisseaux interstellaires –, mais du degré de finition auquel ils étaient parvenus. Il s’attendait à voir des coques à moitié terminées, et il avait du mal à croire que ces bâtiments soient encore loin de pouvoir voler. Il y en avait douze, rangés côte à côte dans des nuages d’échafaudages géodésiques. Ils étaient de formes identiques, lisses et noirs comme des torpilles ou des baleines échouées, avec, à l’arrière, les espars et les nacelles qui accueillaient les fameuses propulsions Conjoineur. Bien qu’il n’y ait pas de comparaison visuelle évidente, il était certain que chacun des vaisseaux faisait au moins trois ou quatre kilomètres de long, beaucoup plus que l’Ombre de la Nuit.

Skade dut remarquer sa réaction, car elle eut un sourire.

[Alors, impressionné ?]

Difficile de faire autrement…

[Tu comprends maintenant pourquoi le Maître tenait tellement à éviter tout risque de décharge accidentelle d’arme ou même de chargeur. Évidemment, tu te demandes pourquoi nous avons repris la construction de ces vaisseaux.]

En effet. Ce ne serait pas en rapport avec les Loups, par hasard ?

[Si tu commençais par me dire pour quelles raisons, selon toi, nous avons un jour cessé de les construire ?]

Je crains que personne n’ait jamais eu la courtoisie de me le dire.

[Tu es assez intelligent pour avoir échafaudé quelques hypothèses.]

L’espace d’un instant, Clavain envisagea de lui raconter que le problème ne l’avait jamais vraiment préoccupé, que la décision de cesser de fabriquer des vaisseaux interstellaires avait été prise alors qu’il était dans l’espace profond, que, le temps qu’il revienne, c’était un fait accompli et que, son but immédiat étant d’aider son camp à gagner la guerre, l’affaire était passée au second plan.

Mais ç’aurait été un mensonge. La question l’avait toujours préoccupé.

On suppose généralement que nous avons cessé leur fabrication pour des raisons économiques égoïstes, ou parce que nous avions peur que les propulsions ne tombent entre de mauvaises mains – celles des Ultras et autres scélérats. Ou bien parce que les propulsions avaient la sale habitude d’exploser sans prévenir, par suite d’un défaut de conception rédhibitoire.

[C’est ça. Il y a au moins une dizaine d’autres théories en circulation, qui vont de l’à peine plausible au ridiculement paranoïde. Et toi, qu’en penses-tu ?]

On ne peut pas dire que nous avions des relations commerciales suivies avec les Demarchistes. Les Ultras achetaient leurs propulsions d’occasion, au marché noir, quand ils ne les volaient pas. Et puis, après la Pourriture Fondante, l’économie s’est effondrée, nos relations avec les Demarchistes ont commencé à se détériorer et nous avons perdu nos principaux clients. Ils ne pouvaient pas s’offrir notre technologie, et nous n’étions pas disposés à la vendre à une faction qui faisait montre d’une hostilité croissante.

[C’est une réponse très pragmatique. Clavain.]

Je n’avais pas de raison de chercher une explication plus profonde.

[Il y a, évidemment, un soupçon de vérité derrière tout ça. Les facteurs économiques et politiques ont joué un rôle. Mais il y avait autre chose. Il ne t’a pas échappé que notre programme de construction de vaisseaux intrasystème avait été beaucoup réduit.]

Nous avions eu une guerre à livrer. Nous avions suffisamment de vaisseaux pour répondre à nos besoins.

[Certes, et pourtant même ces vaisseaux étaient cloués au sol. Le trafic interstellaire de routine a été grandement réduit. Les trajets entre les mondes conjoineurs dans les autres systèmes ont été réduits au minimum.]

Les conséquences de la guerre, encore une fois…

[Elles ont remarquablement peu de rapport avec l’affaire, en dehors du fait qu’elles fournissaient un prétexte idéal.]

Clavain manqua éclater de rire.

Un prétexte ?

[Si la véritable raison avait été connue, ç’aurait été la panique générale dans l’espace colonisé par l’homme. La tourmente socio-économique aurait été incomparablement plus grave que tous les effets de la guerre actuelle.]

Et j’imagine que tu ne me diras pas pourquoi ?

[Tu avais raison, en un certain sens, Clavain. Ça avait un rapport avec les Loups.]

Il secoua la tête.

Ce n’est pas possible.

[Et pourquoi pas ?]

Parce que nous n’en avions jamais entendu parler avant le retour de Galiana. Et que Galiana ne les a croisés qu’après notre séparation.

Il n’avait pas besoin de rappeler à Skade que ces deux événements s’étaient produits longtemps après la décision de cesser la fabrication des vaisseaux stellaires.

Skade opina de la tête, sous son casque.

[C’est vrai, dans une certaine mesure, encore une fois. En effet, le Nid Maternel n’a obtenu d’informations détaillées sur la nature des machines qu’après le retour de Galiana. Mais l’existence des Loups – le fait qu’ils étaient là – était connue depuis bien des années.]

Ce n’est pas possible. Galiana a été la première à les rencontrer.

[Non. Elle n’a été que la première à en revenir vivante – ou plutôt : la première à en revenir tout court. Avant cela, nous n’avions eu que des informations distantes, lointaines, de mystérieuses histoires de disparitions de vaisseaux, d’étranges signaux de détresse. Au fil des ans, le Conseil Restreint, qui avait collationné ces rapports, était arrivé à la conclusion que les Loups, ou quelque chose qui ressemblait aux Loups, parcourait l’espace interstellaire. C’était déjà assez inquiétant, mais il y avait pire : le schéma des pertes indiquait que les machines, quoi qu’elles puissent être, ciblaient spécifiquement la signature de nos propulsions. Nous en avons déduit que les Loups étaient attirés par les émissions de tau-neutrinos caractéristiques de nos propulsions. Ce qui nous a conduits à décider d’en arrêter la construction.]

Et Galiana ?

[Quand elle est revenue, nous avons su que nous avions raison. C’est elle qui a donné un nom à notre ennemi. Nous lui devons au moins ça.]

Skade fouilla alors dans sa mémoire et transmit à Clavain une image. Elle lui montra des ténèbres impitoyables cloutées par un semis de petites étoiles lointaines. Les étoiles n’abolissaient pas l’obscurité, elles ne faisaient que la rendre plus glacée et plus absolue. C’était ainsi que Skade percevait à présent le cosmos, aussi définitivement hostile à la vie qu’un bain d’acide. Mais, entre les étoiles, il n’y avait pas que le vide. Les machines étaient à l’affût dans l’espace, préférant les ténèbres et le froid. Skade lui fit effleurer la cruelle saveur de leur intelligence. À côté, les processus de pensée du Maître d’Œuvre paraissaient réconfortants et amicaux. Il y avait quelque chose de bestial dans la façon de penser des machines, une faim avide, destructrice, absolue, qui éclipsait toute autre considération.

Une soif de sang farouche, dévastatrice.

[Ils sont là depuis toujours, tapis dans l’obscurité, observant, attendant. Nous avons eu beaucoup de chance. Nous avons passé quatre cents ans à tituber dans la nuit en faisant du bruit et de la lumière, à nous faire remarquer. Je suppose qu’ils sont aveugles, d’une certaine façon, ou qu’ils filtrent certaines sortes de signaux. Ils n’ont jamais ciblé nos émissions radio ou télévisées, par exemple, sans quoi ils nous auraient flairés depuis des siècles. Peut-être sont-ils conçus pour ne réagir qu’aux signaux émis par les civilisations qui voyagent dans l’espace, plutôt qu’à ceux des civilisations purement technologiques. Ce ne sont que des spéculations, évidemment, mais nous en sommes encore réduits aux hypothèses.]

Clavain regarda les douze vaisseaux spatiaux flambant neufs.

Et maintenant ? Pourquoi recommencer à construire des appareils ?

[Parce que c’est redevenu possible. L’Ombre de la Nuit était le prototype de ces douze énormes bâtiments. Ils sont dotés de propulsions silencieuses. Grâce à certains perfectionnements topologiques, nous avons réussi à réduire le flux de tau-neutrinos de dix puissance deux. C’est loin d’être idéal, mais ça devrait nous permettre de reprendre le voyage interstellaire sans crainte d’attirer les Loups dans l’immédiat. La technologie doit, bien sûr, rester strictement sous contrôle conjoineur.]

Bien sûr.

[Je suis content que tu voies les choses comme moi.]

Il regarda de nouveau les vaisseaux. Les douze formes noires étaient des versions plus grandes, plus grosses, de l’Ombre de la Nuit. Leur coque faisait peut-être deux cent cinquante mètres au point le plus large. Ils étaient aussi renflés que les vieux bâtiments de colonisation, les vieux tramps qui avaient été conçus pour transporter des dizaines de milliers de dormeurs cryonisés.

Mais… et le reste de l’humanité ? Et tous les vieux vaisseaux encore en service ?

[Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Des agents du Conseil Restreint ont réussi à reprendre le contrôle d’un certain nombre de vaisseaux de contrebande. Ces vaisseaux ont été détruits, évidemment : nous ne pouvons en utiliser aucun, et les propulsions existantes ne peuvent pas être converties au modèle furtif.]

Ce n’est vraiment pas possible ?

Skade projeta dans l’esprit de Clavain l’image d’une petite planète, peut-être une lune, dans laquelle avait été excavée une énorme bouchée en forme de bol, luisant d’un rouge cerise.

[Non.]

Et j’imagine qu’à aucun moment vous ne vous êtes dit que la diffusion de cette information pourrait être utile ?

Derrière la visière du casque à crête, elle eut un sourire indulgent.

[Ah, Clavain, Clavain… toujours soucieux du bien de l’humanité ! C’est tellement réconfortant… Vraiment, je t’assure. Mais qu’aurions-nous gagné à faire de la publicité ? Cette information est déjà trop sensible pour que nous la partagions ne serait-ce qu’avec la majorité des Conjoineurs. Je n’ose imaginer ce qui se passerait si le reste de l’humanité était au courant.]

Il aurait bien discuté, mais il savait qu’elle avait raison. Il y avait des dizaines d’années que la parole des Conjoineurs n’était plus prise pour argent comptant. Toute mise en garde de leur part, même aussi abruptement pressante que celle-là, passerait pour un obscur stratagème.

Même si son camp capitulait, sa reddition serait interprétée comme une ruse.

Tu as peut-être raison. Peut-être. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez subitement repris la construction des vaisseaux spatiaux.

[Par pure précaution, pour le cas où nous en aurions besoin.]

Clavain examina encore les vaisseaux. Même s’ils n’avaient une capacité de transport que de cinquante ou soixante mille dormeurs – et ils avaient l’air de pouvoir en transporter bien plus que ça – la flotte de Skade aurait suffi à emmener près de la moitié de la population du Nid Maternel.

Par pure précaution, hein ? Et c’est tout ?

[Oui, enfin, il y a la petite affaire des armes de classe infernale. La force d’intervention chargée de l’opération de récupération sera composée du prototype et de deux des vaisseaux. Ils seront équipés des armes les plus perfectionnées de notre arsenal, et munis des plus récentes technologies susceptibles de constituer un avantage tactique.]

Comme les systèmes que tu as toi-même testés, j’imagine ?

[Il reste encore des tests à effectuer, mais en effet…]

Skade ôta ses bras et ses jambes des courroies de fixation.

— Maître d’Œuvre ? Nous avons fini. Mes invités en ont assez vu. Quelle est votre plus récente estimation du moment où les vaisseaux seront prêts à voler ?

Le droïde, qui avait replié ses appendices en un faisceau compact, tourna vers elle ce qui lui servait de tête.

— Soixante et un jours, huit heures et treize minutes.

— Merci. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour raccourcir ce délai. Clavain est très pressé de partir, n’est-ce pas ?

Clavain ne répondit pas.

— Veuillez me suivre, dit le Maître d’Œuvre en tendant un bras articulé vers la sortie.

Il avait manifestement hâte de les ramener à la surface.

Clavain fut le premier à obtempérer.

 

 

Il s’efforça de faire le vide et le calme dans son esprit, se concentrant exclusivement sur les tâches mécaniques en cours. Le trajet de retour vers la surface de la comète lui parut beaucoup plus long que l’aller. Le Maître d’Œuvre arpentait la galerie devant eux avec une prudence exaspérante. Son humeur était indéchiffrable, mais Clavain avait l’impression qu’il serait très heureux de se débarrasser des trois visiteurs. Il avait été programmé pour superviser les opérations à cet endroit avec une productivité zélée, et Clavain ne pouvait s’empêcher d’admirer la répugnance avec laquelle il les avait accueillis. Clavain avait eu affaire à de nombreux robots, droïdes et cyborgs au cours de son existence, et tous avaient été programmés avec des personnalités superficiellement convaincantes. Mais c’était le premier qui lui semblait authentiquement détester la compagnie humaine.

À mi-chemin du goulet, Clavain s’arrêta net.

Attendez un peu.

[Qu’est-ce qui ne va pas ?]

Je ne sais pas. Mon scaphandre enregistre une petite fuite de pression au niveau du gant. Le tissu a dû se déchirer sur une aspérité de la paroi.

[Ce n’est pas possible, Clavain. La paroi est faite de glace cométaire compactée. On aurait plus vite fait de se couper avec de la fumée.]

Clavain hocha la tête.

Eh bien, je me suis coupé avec de la fumée. Ou alors un petit éclat tranchant était incrusté dans la paroi.

Clavain se retourna et leva la main devant sa visière. Un point lumineux rose clignotait sur le dos de son gantelet gauche, indiquant l’emplacement d’une légère perte de pression.

[Il a raison, Skade], dit Remontoir.

[Ce n’est pas grave. Il pourra réparer quand nous serons de retour à bord de la corvette.]

J’ai froid à la main. J’ai déjà perdu une fois cette main, Skade. Je préférerais éviter de la perdre à nouveau.

Il l’entendit siffler, un son non filtré de pure impatience humaine.

[Eh bien, arrange ça.]

Clavain hocha la tête et prit la bombe de joint à sa ceinture. Il régla le diamètre de la douille au minimum et colla l’embout sur son gant. Le joint forma un mince ver gris, qui durcit instantanément en adhérant au tissu. Clavain fit aller et venir l’embout pour recouvrir la surface.

Il avait froid à la main, mais il avait mal, aussi, parce qu’il avait dû s’entamer la peau avec le piézocutter en perçant son gantelet. Il l’avait fait sans enlever le couteau de sa ceinture, en le maintenant avec l’autre main. Compte tenu de la difficulté de la manœuvre, il avait eu de la chance de ne pas se blesser sérieusement.

Clavain raccrocha la bombe à sa ceinture. Une alarme retentissait dans son casque et le voyant rose clignotait toujours – il voyait la lumière autour des bords du joint. Il y avait une petite fuite résiduelle, mais rien qui risque de lui causer le moindre problème. L’impression de froid diminuait déjà.

[Alors ?]

Ça devrait aller. Enfin, je crois. Je m’en occuperai quand nous serons à bord.

Au grand soulagement de Clavain, l’incident paraissait clos. Le droïde redoubla de vitesse et les trois visiteurs lui emboîtèrent le pas. Ils émergèrent enfin à la surface de la comète. Clavain éprouva le moment de vertige attendu lorsqu’il se retrouva debout au-dehors. La faible gravité du planétoïde était à peine perceptible. Il était très facile, par un simple changement de coordonnées, de s’imaginer qu’on était collé par les semelles à un plafond d’un noir de charbon, et suspendu la tête en bas au-dessus d’un néant infini. Mais ce moment passa et il retrouva son aplomb. Le Maître d’Œuvre se faufila dans le collier et disparut.

Ils regagnèrent rapidement la corvette qui les attendait, un triangle d’un noir pur amarré sur la nuit piquetée d’étoiles.

[Clavain… ?]

Oui, Skade ?

[Je peux te poser une question ? Le Maître d’Œuvre a dit que tu avais des doutes… Était-ce une observation factuelle, ou la machine a-t-elle été perturbée par d’anciens souvenirs ?]

À toi de me le dire.

[Tu comprends, maintenant, que nous devons vraiment récupérer ces armes ? Je veux dire : à un niveau viscéral ?]

Rien n’a jamais été plus clair pour moi. Je me rends bien compte que nous avons besoin de ces armes.

[Je sens que tu es sincère, Clavain. Tu comprends, hein ?]

Oui, je crois. Ce que tu m’as montré a bien éclairé la situation.

Il avait dix ou douze mètres d’avance sur Skade et Remontoir, mais il n’osait pas aller plus vite. Soudain – quand il fut arrivé au premier grappin de la corvette –, il s’arrêta et se retourna, agrippé à la ligne d’une main. Le mouvement suffit à faire stopper net Skade et Remontoir.

[Clavain…]

Il prit son piézocutter à sa ceinture et le plongea dans la membrane de plastique qui enrobait la planète, y faisant un trou. Il avait réglé le tranchant de la lame au maximum. Il la tira en se déplaçant latéralement, comme un crabe, ouvrant une entaille d’un mètre, puis de deux mètres dans la membrane, le cutter sifflant dans le matériau sans rencontrer de résistance. Il devait se cramponner fermement au grappin, de sorte qu’il ne put y faire qu’une fente de quatre mètres de largeur.

Avant de plonger le piézocutter dans la membrane, il n’avait aucun moyen de savoir si la lame serait assez longue. Mais une sensation de glissement lui indiqua que c’était suffisant. Toute la partie qui se trouvait sous la corvette fut tirée en arrière par l’élasticité du matériau. La fente s’élargit, la déchirure se prolongea dans les deux directions sans qu’il ait rien à faire : quatre mètres, puis six, puis dix… Skade et Remontoir, qui étaient restés de l’autre côté, furent entraînés par la même traction élastique.

Le tout n’avait pris qu’une ou deux secondes. Mais cela avait suffi à Skade.

À l’instant où Clavain avait planté sa lame dans la membrane, il avait perçu l’emprise de Skade sur son esprit. Comprenant qu’il allait tenter de s’enfuir, elle l’avait assailli par des forces neurales d’une violence inouïe, déchaînant toute sa puissance contre lui, abandonnant toute retenue, tentant d’abattre toutes ses barrières. Des algorithmes de recherche et de destruction traversèrent le vide en surfant sur les ondes radio, s’enfoncèrent dans le crâne de Clavain, se frayèrent un chemin à travers les strates de son esprit, cherchant les routines de base qui permettraient à Skade de le paralyser, de le projeter dans l’inconscience, ou tout simplement de le tuer. S’il avait été un Conjoineur normal, en quelques microsecondes elle aurait réussi, ordonnant à ses implants neuraux de s’autodétruire dans une orgie dévastatrice de chaleur et de pression, et il aurait été perdu. Au lieu de cela, il éprouva une douleur comme si on lui enfonçait un pieu d’acier dans le crâne, à coups de marteau.

Il glissa dans l’inconscience. Cela n’avait pas duré plus de deux ou trois secondes, mais il en émergea avec une sensation de dislocation béante. Il ne savait plus où il était ni ce qu’il faisait. Il ne demeurait qu’un impératif chimique incandescent, inscrit dans l’adrénaline qui circulait dans son sang. Il ignorait ce qui l’avait provoquée, mais il ne pouvait échapper à cette impression : une terreur animale, antique. Il fuyait quelque chose et il était en danger de mort. Il était suspendu d’une main à un filin d’acier tendu. Il jeta un coup d’œil vers le haut, le long du filin, et vit un vaisseau, une corvette, planant au-dessus de lui. Alors il sut – ou il se prit à espérer que c’était là qu’il devait être.

Il commença à se haler le long du filin vers le vaisseau qui l’attendait, se rappelant à moitié qu’il avait commencé quelque chose qu’il devait continuer. Puis la douleur s’amplifia, et il retomba dans l’inconscience.

Clavain revint à lui en s’immobilisant – « tombant » était un mot trop fort – sur la membrane de plastique. Il fut à nouveau envahi par une pulsion fondamentale, et s’efforça frénétiquement de comprendre le sort qu’il sentait vaguement l’attendre. Le vaisseau était au-dessus de lui – il s’en souvenait, à présent. Il avait progressé pouce après pouce vers le haut du filin, pour l’atteindre. À moins qu’il ne soit descendu pouce après pouce, dans l’espoir de s’en échapper, de fuir quelque chose qui se trouvait à bord ?

Il regarda la surface de l’endroit où il se trouvait, quel qu’il soit, et vit deux silhouettes qui lui faisaient signe.

[Clavain…]

La voix – la présence féminine dans sa tête – était insistante, mais pas totalement dépourvue de compassion. Il y avait du regret, mais le genre de regret qu’un professeur pourrait éprouver pour un élève prometteur qui l’aurait désappointé. La voix était-elle déçue parce qu’il était sur le point d’échouer, ou déçue parce qu’il avait failli réussir ?

Il n’en savait rien ; il sentait que s’il arrivait seulement à aller au bout des choses, s’il arrivait à trouver une minute de tranquillité, il pourrait mettre tous les morceaux du puzzle en place. Il y avait eu quelque chose, non ? Une énorme pièce pleine de formes noires, menaçantes…

Il n’avait besoin que de calme et de tranquillité.

Mais une alarme retentissait dans sa tête : un signal de perte de pression. Il jeta un coup d’œil à son scaphandre, à la recherche du voyant rose, clignotant, révélateur, qui mettrait la déchirure en évidence. C’était là : un point rose sur le dos de sa main, qui tenait une lame. Il remit celle-ci à sa ceinture et tendit machinalement la main vers la bombe de joint d’étanchéité. Puis il se rendit compte qu’il avait déjà utilisé la bombe : la lumière rose brillait autour d’un bouclier incurvé, irrégulier, de joint durci. Le ver gris, solidifié, semblait former une inscription runique compliquée.

Il regarda son gant selon un autre angle et vit que la piste alambiquée du ver formait un mot : VAISSEAU.

Et c’était son écriture.

En bas, les deux autres étaient arrivés au bout de la déchirure faite dans le matériau qui recouvrait la glace, et couraient vers lui à toute vitesse. Il estima qu’ils atteindraient le point d’ancrage du grappin d’ici à moins d’une minute. Il lui faudrait presque autant de temps pour parvenir en haut du filin. Il songea fugitivement à bondir vers la corvette, en espérant qu’il calculerait bien le saut et ne la dépasserait pas, mais il savait que la membrane adhésive ne lui permettrait pas de prendre son élan. Il devrait grimper le long du filin à la force des poignets, malgré la douleur qui envahissait sa tête et le sentiment lancinant qu’il était sur le point de sombrer à nouveau dans l’inconscience.

Il s’évanouit à nouveau, moins longtemps cette fois, et quand il vit son gant et les silhouettes qui convergeaient en dessous de lui, il comprit qu’il était sur le point d’atteindre le vaisseau. Il arriva au sas au moment où la première des deux silhouettes – celle qui avait un casque à crête, il le voyait maintenant – parvenait au grappin.

Tous ses sens lui disaient que la surface de la comète était une paroi noire, verticale, d’où les amarres du vaisseau partaient horizontalement. Les deux autres étaient des mouches collées au mur, vues en raccourci, et sur le point de franchir le pont qu’il venait d’emprunter. Clavain se rua dans le sas et actionna précipitamment la commande de pressurisation d’urgence. La porte extérieure se referma sans bruit et l’air commença à affluer. Il sentit instantanément la douleur diminuer dans sa tête, et il eut un soupir de pur soulagement.

La commande manuelle permit à la porte intérieure de s’ouvrir presque avant que la porte extérieure ne se soit hermétiquement scellée. Clavain se jeta dans l’habitacle de la corvette, rebondit sur la paroi opposée, se cogna le crâne sur une cloison et entra dans le cockpit. Il ne prit pas la peine de s’asseoir au poste de pilotage ni de boucler son harnais de sécurité. Il se contenta de mettre les propulseurs à feu – et à fond –, et entendit une dizaine de sirènes et d’alarmes se mettre à brailler que ce n’était pas la chose à faire.

Coupure immédiate des moteurs demandée ! Coupure immédiate des moteurs demandée !

— Ta gueule ! hurla Clavain.

Pendant un moment, la corvette s’écarta de la surface de la comète. Le vaisseau parcourut peut-être deux mètres et demi avant que les amarres ne se tendent au maximum. La secousse colla Clavain contre une cloison, puis il sentit quelque chose claquer comme un rameau sec entre son cœur et sa ceinture. La comète s’était déplacée aussi, bien sûr, mais imperceptiblement. Il aurait aussi bien pu être amarré à un rocher immuable au centre de l’univers.

— Clavain, fit la voix sur la radio de la corvette.

Elle était extraordinairement calme. Il avait commencé à rassembler ses souvenirs, fébrilement, et il se sentit plus ou moins en mesure de mettre un nom sur sa torture.

— Skade ! Salut, fit-il à travers sa douleur, péniblement, certain de s’être cassé au moins une côte, et de s’en être probablement fêlé une ou deux autres.

— Clavain… qu’est-ce que tu fais, au juste ?

— Il semblerait que je sois en train de voler ce vaisseau.

Il se traîna jusqu’au siège du pilote, en clignant des yeux, aveuglé par des éclairs de douleur. Il gémit en tirant le filet de maintien sur sa poitrine. Les fusées menaçaient de se couper automatiquement. Il lança des ordres affolés à la corvette. La rétraction des grappins n’arrangerait pas la situation : cela ne ferait que remonter Skade et Remontoir vers le vaisseau – il se souvenait d’eux, maintenant –, et ils se retrouveraient collés à la coque, où il devrait les laisser. Ils s’en sortiraient peut-être s’il les abandonnait dans l’espace, sauf qu’ils étaient en mission pour le Conseil Restreint. Très peu de gens devaient savoir qu’ils étaient là.

— Moteurs à fond… dit Clavain tout haut, pour lui-même.

Il savait qu’une poussée maximale lui permettrait d’échapper à l’attraction de la comète. Soit cela sectionnerait les lignes d’amarrage, soit cela arracherait des bouts de la surface de la comète, qu’il emporterait avec lui.

— Clavain, fit une voix d’homme. Je te conseille de réfléchir.

Ni l’un ni l’autre n’était capable de l’atteindre sur le plan neural. Ce genre de signal ne pouvait traverser la coque de la corvette.

— Merci, Rem… mais, en réalité, j’ai déjà pas mal réfléchi. Elle a trop désespérément envie de ces armes. Ce sont les Loups, hein, Skade ? Tu as besoin des armes pour le jour où les Loups viendront.

— Je te l’ai pratiquement dit, Clavain. Oui, nous avons besoin des armes pour nous défendre contre les Loups. Et quel mal y a-t-il à ça ? Le fait d’assurer notre survie est-il condamnable ? Tu préférerais que nous capitulions ?

— Comment sais-tu qu’ils arrivent ?

— Nous n’en savons rien. Nous nous contentons de considérer leur arrivée comme vraisemblable, d’après les informations dont nous disposons…

— Il y a autre chose.

Ses doigts glissèrent sur les commandes de propulsion principale. D’ici à quelques secondes, il devrait les mettre en poussée maximale ou rester là, sur place.

— Nous le savons, Clavain, c’est tout. Et tu n’as pas besoin d’en connaître davantage. Maintenant, laisse-nous remonter à bord et nous oublierons tout ça, je te le promets.

— Ça ne suffit pas, j’en ai peur.

Il mit le moteur principal à feu, en détournant les autres fusées de telle sorte que la flamme violette, aveuglante, évite la surface de la comète. Il ne voulait pas leur faire de mal. Clavain détestait Skade, mais il ne lui voulait pas de mal. Quant à Remontoir, c’était son ami, et il ne l’avait abandonné sur la comète que parce qu’il ne voyait pas l’intérêt de l’impliquer dans ce qu’il était sur le point de faire.

La corvette se cabra, tirant sur ses amarres. Il sentait la vibration des moteurs remonter à travers la coque dans ses os. Les indicateurs de surcharge passèrent au rouge.

— Clavain, écoute-moi ! dit Skade. Tu ne peux pas prendre ce vaisseau. Que vas-tu faire avec ? Déserter, rejoindre les Demarchistes ?

— C’est une idée.

— Une idée suicidaire. Tu n’arriveras jamais à rejoindre Yellowstone. Si nous ne te tuons pas, les Demarchistes le feront.

Quelque chose claqua. La navette tangua et roula, retenue par ses dernières amarres. À travers la vitre du cockpit, Clavain vit le câble sectionné fouetter la surface de la comète, trancher la membrane stabilisatrice. Il ouvrit une blessure d’un mètre de large dans le revêtement. Une suie noire en jaillit, pareille au nuage d’encre d’une seiche.

— Skade a raison. Tu n’y arriveras pas, Clavain. Tu n’as nulle part où aller. Je t’en prie, je te parle en tant qu’ami – je te supplie de ne pas faire ça.

— Tu ne comprends pas, Rem ? Elle veut ces armes pour les emmener avec elle. Ces douze vaisseaux, ils ne sont pas tous destinés à la force d’intervention. Ils font partie d’un plan plus vaste. C’est une flotte d’évacuation.

Il sentit la secousse alors qu’une autre ligne claquait, s’enroulant sur la comète avec une énergie sauvage.

— Et quand bien même, Clavain ? demanda Skade.

— Et le reste de l’humanité ? Que deviendront ces pauvres imbéciles quand les Loups arriveront ? Ils se débrouilleront comme ils pourront ?

— C’est un univers darwinien.

— Mauvaise réponse, Skade.

Au même instant, la dernière amarre claqua. Clavain accéléra farouchement, quittant la comète à pleins gaz, collé à son siège. Ses côtes fêlées lui arrachèrent un jappement de douleur. Il regarda les indicateurs se normaliser, les aiguilles regagner en tremblant le vert ou le blanc. Le bruit strident des moteurs devint subsonique. Les oscillations de la coque décrurent puis cessèrent. La comète de Skade devint toute petite.

Clavain s’orienta à l’œil nu vers le petit point brillant qu’était Epsilon Eridani.

L'Arche de la rédemption
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